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Parents

Comment évoquer ses parents? J’ai beaucoup hésité à le faire, car je crois qu’il est impossible d’en parler avec impartialité. Enfant, on les accepte sans discussion; adolescent, on se rebiffe et on commence à les critiquer, géné- ralement tout à fait à tort; lorsqu’on atteint l’âge adulte et que parents et enfants sont enfin sur un pied d’égalité, l’importance des parents diminue de jour en jour et, quand ils vieillissent, on ne peut, hélas! qu’espérer de les perdre avant qu’ils ne deviennent un fardeau dont la disparition serait un soulagement plutôt qu’un chagrin.

Père était un homme petit avec la grosse tête ronde des Auvergnats, des yeux clairs, le poil rare et une petite moustache de coupe vaguement militaire qu’il porta toute sa vie. Mère bougonnait constamment: «Alphonse, fais un peu attention, tu es toujours distrait...» car Père vivait dans une bulle; ce n’était pas de l’indifférence, il n’était pas distant, mais était toujours absorbé dans ses idées et ne faisait pas beaucoup attention à ceux qui l’entouraient; il était au fond assez égoïste. Je me souviens qu’à table c’était une plaisanterie régulière; Père se servait le premier, passait le plat à Mère et disait invariablement: «Je pense que tu en as fait beaucoup...» à quoi Mère répondait: «Attends au moins que tout le monde soit servi!» Maurice se mettait à rire et nous faisions tous un effort pour tout manger! Connu de tous, Père n’avait pas d’ami intime et semblait n’avoir besoin de personne. Thomas, mon petit-fils, est exactement comme lui. Père lisait beaucoup, était passionné d’art et de peinture, très adroit de ses mains et constamment engagé dans un projet ou un autre.

Quand j’étais petite, il s’occupait très peu de moi et laissait à Mère le soin de me «dresser». Je ne l’ai jamais vu en colère, mais je n’ai jamais entendu Père rire, vraiment rire à gorge déployée. Quand quelque chose l’amusait, il avait un de ces petits gloussements discrets qu’on entendait à peine. Pourtant il avait le sens de l’humour, et l’humour britannique surtout l’attirait; il aimait lire et relire P. G. Wodehouse et les aventures de Jeeves.

Comme tous les Auvergnats, Père était plutôt pingre et faisait, comme on dit, attention à ses sous. J’ai été élevée dans les principes de la plus stricte économie; on ne jetait jamais ce qui pouvait encore servir, même les bouts de ficelle des colis qu’on recevait; et, quand il fallait faire des achats, on cherchait toujours une occasion. Père veillait sur ses finances avec le plus grand soin et avait un sens dynastique très développé. A ses yeux il fallait faire des économies, acheter des propriétés, les léguer à ses enfants qui, eux aussi, les passeraient à leurs enfants et ainsi de suite jusqu’à la fin des temps. Mon plus grand regret c’est que Père soit mort trop tôt pour voir naître son premier petit-fils, mon fils Maurice, qui aurait été son plus grand bonheur.

Lorsque Mère voulait aller en vacances ou faire une extravagance (hum!) Père répondait toujours: «On verra plus tard...» à quoi Mère rétorquait : «Et c’est quand plus tard?...» Finalement, après la guerre, Mère eut le dernier mot. Je ne sais plus à quel sujet Père évoqua «Plus tard...» une fois de plus et Mère répondit: «Alphonse, tu vas sur tes 70 ans, plus tard est arrivé, plus tard c’est maintenant, mets ton chapeau.» Père se mit à rire et obtempéra.

Quand j’ai grandi, je m’entendais très bien avec mon père. A partir du moment où j’ai pu raisonner comme une adulte, nous sommes devenus très bons amis.

Père s’intéressait à tout et suivait de très près les événements, surtout dans la mesure où ils pouvaient influencer la marche de ses affaires. Il méprisait profondément les poli- ticiens de la Troisième République qu’il considérait comme des malfaiteurs incompétents et cyniques, prêts à tous les marchandages pour continuer à se partager l’assiette au beurre. Sa bête noire était Léon Blum, un traître à ses yeux. Père était de l’extrême droite et lisait régulièrement L’Action française. Il était royaliste et admirait le système de gouvernement britannique; il enviait aux Anglais leur monarchie constitutionnelle qu’il estimait le moins mauvais de tous les systèmes de gouvernement, étant à ses yeux le produit d’une évolution politique s’étendant sur des siècles, car Père était très traditionaliste.

Les conversations à table étaient toujours très animées et changeaient d’un sujet à l’autre avec une rapidité étonnante. Comme disait Mère: «Dans cette maison, il faut lever son doigt et attendre son tour pour pouvoir parler...» Naturellement, étant de beaucoup la plus jeune, je ne prenais pas souvent part aux débats, jusqu’au jour où Père et Maurice, parlant des événements politiques du jour, critiquèrent l’Angleterre pour ne pas avoir réagi avec plus de vigueur. J’étais à ce moment-là dans les Fables de La Fontaineet j’ai murmuré: «Le lion devenu vieux...» Maurice me regarda et demanda: «Qu’est-ce que tu dis?» Je répétai: «Le lion devenu vieux reçoit le coup de pied de l’âne...» – «Ah! dit Maurice, pour une gamine de 15 ans, ce n’est pas si mal.» Et à partir de ce moment-là, je fus admise aux conversations des «grands»... Le centre des conversations restait néanmoins la politique et les affaires. Je me souviens qu’un jour Maurice et Père commentaient un entrefilet du journal annonçant que l’Australie souffrait d’une sécheresse prolongée. Le lendemain, Superlin plaça une commande à terme pour dix mille couvertures à un prix très intéressant. Comme ils l’avaient prévu, les moutons australiens périrent par milliers, le prix de la laine grimpa à des hauteurs vertigineuses, le prix des couvertures aussi, et Superlin fit un joli bénéfice, le fabricant étant lié par son contrat! Père et Maurice étaient extrêmement logiques, voyaient loin et avaient le courage d’agir en conséquence.

A partir du moment où Hitler accéda au pouvoir, Père prédit la guerre et Mère se plaignait: «On a tout pour être heureux; on fait des affaires en or et tu ne prédis que des catastrophes...?» – «Que veux-tu? disait Père, les choses étant ce qu’elles sont, c’est inévitable. C’est comme a + b, je n’y peux rien...»

Astucieux en affaires, prévoyant et prudent en finances, conservateur en politique, Père avait néanmoins un côté artistique, imaginatif et rêveur. Il lisait beaucoup et de tout: histoire, autobiographies, romans, voyages, poésie. En bonhomme du Nord, il avait les deux pieds fermement sur la terre, mais la tête dans les étoiles, et je l’adorais.

Sa grande passion pendant toute sa vie resta la peinture. Avec le succès de Superlin, Père avait pu prendre sa retraite à 59 ans, et quand la maison de Menin avait été construite, un bel atelier avait été ajouté au-dessus du garage. Père y passait le plus clair de son temps. Quand le temps le permettait, il partait avec son chevalet et sa boîte de peinture et revenait avec des croquis ou des ébauches qu’il fignolait à l’atelier, où dont il faisait de plus grands tableaux. La Flandres est un pays plat et pas tellement pittoresque, mais Père dénichait toujours un moulin, une vieille ferme, une rangée de peupliers: les sujets ne lui manquaient pas. L’hiver, il entreprenait la copie d’un fameux tableau comme un exercice de peinture, et j’en possède deux ou trois exemplaires. Il visitait les expositions à Lille ou à Courtrai, et son temps était bien rempli. Jamais Père n’a consenti à vendre ses tableaux, mais, de temps en temps, il en donnait un. Comme tous les peintres, il n’était jamais complètement satisfait de son travail et donnait les plus belles toiles. Il y a pas mal d’Halluinois qui ont un tableau de Père, beaucoup plus beau que les miens, ce qui est vexant, et je possède une partie infime de sa production qui, à sa mort, avait été partagée entre nous tous.

Mère avait la même taille que Père; brune, avec des yeux noisette et les cheveux des Vermeersch, elle avait, comme beaucoup de Flamandes, tendance à l’embonpoint, et je suis bâtie exactement comme elle. Jamais il ne lui serait venu à l’esprit de se mettre au régime pour maigrir, et d’ailleurs Père préférait les femmes plantureuses «à la Rubens». Mère était ce qu’on appelle «une femme de tête»; excellente maîtresse de maison, elle menait son ménage à la baguette et ne laissait à personne le soin de faire les courses. C’est elle qui m’a appris à connaître la viande, et je la vois encore chez le boucher regarder une entrecôte et dire: «Elle est trop fraîche, votre viande. Je ne veux pas d’une bête qui a été tuée hier...» Le boucher, le couteau au garde-à-vous, opinait gravement, tout heureux d’avoir une cliente qui s’y connaissait et qui appréciait les bons morceaux. Jamais Mère n’aurait acheté des saucisses toutes faites; elle choisissait la viande elle-même, mi-veau, mi-porc, que le boucher passait dans sa machine à saucisses. «Bien assaisonnées, s’il vous plaît, mais pas de quatre-épices...» Mère m’a souvent raconté en riant que le premier dîner qu’elle a préparé pour son mari était un bifteck; elle avait tellement peur qu’il ne soit pas cuit qu’elle a commencé à le frire à neuf heures du matin! Mais elle était devenue avec les années une excellente cuisinière. Ses pâtés de lièvre étaient sublimes et elle mijotait un rata de mouton incomparable, que je n’ai jamais réussi à reproduire.

La maison était très bien tenue; les Flamandes sont très propres. Les meubles étaient cirés régulièrement, les fenêtres étincelantes, les rideaux empesés, tout était impecca- ble. Mère avait ses armoires remplies de linge, et on ne faisait la lessive qu’une ou deux fois par mois. Grand branle-bas... Julia, la bonne, passait la journée à la cave dans la buanderie, et ce jour-là Mère servait à table. En été, les cordes à linge couvraient le jardin; l’hiver, il fallait sécher au grenier. Les jours suivants étaient consacrés au repassage: tout le linge de table et les taies d’oreiller étaient amidonnés, ainsi que les cols et poignets des chemises d’homme, le reste de la chemise restant souple. Quand j’étais à la maison, je prenais mon tour à la table de repassage. L’hiver, on utilisait les fers en fonte qui chauffaient sur la cuisinière pour économiser l’électricité. On prenait le fer avec une poignée matelassée et on crachait dessus pour voir s’il était à la bonne chaleur, et toute la maison embaumait de l’odeur du linge fraîchement repassé. Aussi longtemps qu’on n’a pas repassé une trentaine de chemises d’homme en une après-midi, on ne sait pas ce que c’est que repasser... Je dois dire que bien que nous avions une bonne, Mère insistait pour que je me mette au travail: faire les lits, épousseter, faire la cuisine et même la vaisselle, qui à l’époque se faisait avec du savon noir, roux et gluant, qui n’était pas précisément bon pour la peau! C’est Mère qui m’a encouragée à la couture et à faire mes robes. Nous allions au marché pour acheter un coupon de tissu pas trop cher, j’achetais un patron et Mère m’aidait à couper la robe sur la table de la salle à manger; puis on installait la machine à coudre, une Singer à pédale, et Mère me montrait comment faire une couture: couture anglaise, couture rabattue, etc. Naturellement, beaucoup de mes premières tentatives étaient plutôt désastreuses, et les robes finissaient à la poubelle, mais Mère m’a fait persévérer et je dois dire que je lui suis très reconnaissante de la manière avec laquelle j’ai été préparée à être une maîtresse de maison efficace et économe.

Néanmoins, Mère n’était pas une femme facile. D’une fierté chatouilleuse, elle piquait vite la mouche et avait le don de créer autour d’elle une atmosphère à couper au couteau. Il n’y avait qu’à la regarder: si elle avait son air dur, on essayait de se défiler car on savait que ce que Maurice appelait «la grande scène du II» allait arriver. Elle ne criait pas, mais les reproches et les plaintes volaient en tout sens; les larmes arrivaient et, à l’entendre, Mère était une véritable martyre que personne ne comprenait. Elle avait la langue acérée et elle faisait des remarques d’autant plus difficiles à encaisser qu’elles étaient invariablement d’une justesse anéantissante.

Pour comprendre le caractère de ma mère, il faut évoquer les débuts de son mariage. Louise était une ouvrière très jolie qui avait attiré l’œil d’un petit-bourgeois. Marraine Catherine, la mère de Père, fut outragée quand son fils aîné annonça son intention de l’épouser, et, un beau jour, Père rentrant du bureau trouva ses valises dans le magasin: sa mère l’avait purement et simplement mis à la porte! Enceinte immédiatement après son mariage, Mère fit ce qu’elle croyait être une fausse-couche au quatrième mois. On appela la sage-femme qui examina Mère et lui annonça qu’elle portait des jumeaux, mais qu’elle en avait perdu un. Le reste de la grossesse fut très difficile et l’accouchement terrible au huitième mois. Mère me dit plus d’une fois que quand Maurice était né, il était très long et avait en quelque sorte raccourci pendant les deux premières semaines de sa vie. Etait-ce le résultat de l’accouchement? Ou congénital? Toujours est-il que, tout bébé, Maurice développa une scoliose prononcée. Jusqu’a l’âge adulte, il passa sa vie entre spécialistes et hôpitaux, dans des corsets, des plâtres, couché sur une planche, rien n’y fit, Maurice était bossu.

Voila donc Mère à 20 ans, mariée depuis moins d’un an et avec un enfant handicapé né à huit mois. Inutile de dire que les commérages allèrent bon train ! Son mariage avait fait bien des jalouses dans son milieu, et elle était rejetée par ses beaux-parents. Elle traversa certainement des année difficiles, et il n’est pas étonnant qu’elle en soit sortie méfiante et dure; j’ai toujours eu un peu pitié d’elle. Bien évidemment, Mère ne voulait plus avoir d’enfant après Maurice, et l’arrivée de Denise, sept ans plus tard, n’était certainement pas désirée. Inutile de dire que, de nous trois, Denise fut la seule à pousser comme un chou! Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ma naissance, alors que Père avait 45 ans et Mère 40 ans, ne fut pas un accident et c’est tante Bertha, ma confidente, qui me raconta l’histoire.

Après la fin de la Première Guerre mondiale, Père reprit son travail à l’usine Glorieux à Roubaix (avant d’être nommé directeur de l’usine d’Halluin, il était leur chef-comptable). Faisant le trajet tous les jours par le train, Père rencontra une jeune femme de Roncq et en devint amoureux: démon de midi, j’imagine! Comme de bien entendu, une amie-qui-vous-veut-du-bien informa Mère de cette liaison, et Mère trouva la solution infaillible: elle eut un enfant. Comme dit tante Bertha: «C’était du Mère tout pur!»

D’un seul coup, Mère démontrait à sa rivale qu’elle jouissait toujours des faveurs de son mari, et elle rattachait Père à sa famille par un lien indissoluble: une responsabilité supplémentaire... C’était typique de Mère qui trouvait toujours le joint pour sortir victorieuse d’une situation difficile.

J’ai souvent eu l’impression que j’étais un peu la préférée de Mère, bien qu’elle n’ait jamais été tendre avec moi: ce n’était pas dans son caractère et, quand j’étais petite, j’ai reçu plus d’une gifle quand Mère se fâchait; mais elle ne m’a pas souvent fait les remarques méchantes qu’elle distribuait aux autres. J’avais fait des études un peu plus poussées que Maurice et Denise; je ne vais pas dire que Mère avait un peu peur de moi, mais elle savait que dans une discussion j’étais capable d’avoir le dessus, car j’étais plus logique et plus instruite qu’elle, et elle ne s’y frottait pas. Quand j’ai grandi, nous sommes devenues bonnes amies. Quand j’étais à la maison pendant les vacances nous étions toujours ensemble pour faire la cuisine, les courses, etc. Elle se confiait, grommelait parce que Père avait, encore une fois, oublié quelque chose; elle se plaignait des frasques de Denise puis nous partions bras-dessus, bras-dessous pour faire les magasins; elle ne me refusait rien... tant que mes requêtes ne coûtaient pas trop cher, évidemment...

Les années qui précédèrent la guerre (la deuxième) furent pour Mère, je ne vais pas dire une période de bonheur, il n’était pas dans son caractère d’être heureuse, mais une période de contentement, due en partie au succès de Maurice dans les affaires. Comme toutes les mères d’enfants handicapés, elle s’était vouée à Maurice pendant des années, et de le voir enfin riche, bien établi et respecté lui avait ôté un fardeau qu’elle avait porté pendant trente ans.

J’aimais beaucoup ma mère; je sais que mon départ pour Dublin lui a fait beaucoup de chagrin, mais j’aime à penser que le succès de mon mariage l’avait réconciliée à la situation. Mel et moi menions exactement le genre de vie que Mère comprenait et approuvait. Notre installation en Angleterre en 1954, beaucoup plus près de la France, puis la naissance de Maurice lui donnèrent ses dernières joies. Quand Maurice est parti pour Genève à 20 ans, j’ai à mon tour expérimenté le départ d’un enfant pour une destination lointaine, et je me demande souvent si Thomas, mon petit-fils, va lui aussi jouer le même tour à ses parents: juste retour des choses d’ici-bas. Quoique, maintenant, avec l’avion le monde est devenu beaucoup plus petit, et Genève n’est pas si loin...

Avec mon frère, je n’avais évidemment pas beaucoup de rapports, vu la différence d’âge (dix-neuf ans!). Maurice était sorti de ses épreuves physiques beaucoup moins aigri et amer qu’on aurait pu le penser; il avait un fond très gai, aimait s’amuser et avait beaucoup d’amis qui lui étaient dévoués. Le succès de Superlin l’avait introduit dans le monde des affaires où il était reçu avec respect et déférence, et presque toutes les semaines nous avions à notre table un industriel, un négociant, un fabricant, relations d’affaires qui essayaient d’obtenir une commande. Devenue adulte, je m’entendais très bien avec Maurice car nous avions le même caractère, les mêmes idées, la même logique...

Il n’en était pas de même avec Denise, qui était essentiellement une sensuelle, et je ne dis pas cela dans le sens sexuel du mot. Denise vivait par ses sens: elle aimait les belles choses, la musique, bien manger, bien boire, s’amuser; mais prendre des responsabilités, mener une vie régulière, il n’en était pas question, et elle se rebiffait.

Étant à l’école des beaux-arts, quand elle avait 18 ans elle était tombée amoureuse d’un étudiant qui était Bulgare: grand scandale dans la famille, évidemment. Pour finir, le type repartit en Bulgarie pour les vacances et on n’entendit plus parler de lui. Denise finit par épouser un Courtraisien, Hilaire Vanhove, qu’elle avait rencontré alors qu’elle faisait de la peinture au Béguinage de Courtrai avec Père. Hilaire était un aquarelliste de talent, ingénieur de son métier, mais un hurlu-berlu qui se prenait pour Gauguin, rêvait d’une vie de bohème et se plaisait à épater les bourgeois, dont nous étions.

Je me souviens que parlant de Denise avec Désiré Descamps, notre vieil ami, je lui dis: «C’est bien dommage que Denise n’ait pas épousé l’un de votre bande. Parmi les copains de Maurice, il y en avait plus d’un qui aurait su la mater...» Désiré me regarda et répondit: «Aucun de nous ne l’aurait épousée; on la connaissait trop bien. Ta sœur était une chaude lapine, tu sais...» Je n’ai pas insisté.

Tout le monde aimait Denise, car elle était très amusante en compagnie, excellente cuisinière, très hospitalière, très douée dans les arts, adroite de ses mains, elle avait des qualités immenses, mais était incapable d’organiser sa vie et de se discipliner. Quand j’ai rencontré le père de ma belle-fille, j’ai reconnu Denise: des gens charmants qui font le désespoir de leurs proches.

Denise s’était mariée quand j’avais à peine 11 ans et, par conséquent, je n’avais pas tellement de contacts avec elle; mais je ne l’aimais pas beaucoup, elle était trop imprévisible, trop fantasque. En vieillissant, j’avais souvent envie de la gifler et de lui dire : «Pour l’amour de Dieu, fiche-nous la paix.»

J’imagine que, tout compte fait, nous étions une famille comme les autres, traversant la vie cahin-caha avec des hauts et des bas. On choisit ses amis, on ne choisit pas sa famille, mais, à part Denise, j’estime qu’à la loterie familiale je n’avais pas tiré un trop mauvais numéro.

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